Le leadership éthique est un ingrédient clé pour une gouvernance responsable et consacrée à la sécurité de ses citoyens. Toutefois, les institutions de sécurité africaines sont le plus souvent conçues non pas pour protéger les citoyens mais plutôt les régimes au pouvoir, ce qui les rend vulnérables à la politisation. De plus, vu les ressources contrôlées par les institutions de sécurité, souvent au moyen de budgets opaques, la tentation de corruption est forte. Cet état de fait finit par miner la confiance dans les pouvoirs publics, ce qui engendre alors le ressentiment de la population et parfois la violence. L’importance du leadership éthique dans les secteurs de la sécurité en Afrique est un thème essentiel du programme d’études du Centre d’études stratégiques de l’Afrique intitulé Prochaine génération des dirigeants africains du secteur de la sécurité, programme qui comprend 75 participants venus de 40 pays et qui se déroule actuellement à Washington.
Bien que les comportements contraires à l’éthique soient bien trop répandus, la liste des responsables de la sécurité ayant agi conformément à l’éthique pour éviter des crises, maintenir la démocratie sur les rails et en fin de compter sauver des vies, est de plus en plus longue. Le cas de la Tunisie et du Burkina Faso en sont des illustrations. Les décisions prises par les cadres militaires de ces pays ont désamorcé les crises et démontré l’énorme responsabilité qui est celles des acteurs du secteur de la sécurité, pour la simple raison qu’ils exercent le pouvoir coercitif de l’État.
Tunisie : un moment de crise
Le 15 janvier 2011, après un mois d’affrontements entre manifestants et unités de la garde présidentielle autour du palais présidentiel, le président de la Tunisie, Zine al-Abidine Ben Ali a annoncé qu’il quitterait le pouvoir après 23 ans d’exercice. Les semaines suivantes ont été remplies d’incertitudes et d’appréhension. Toutefois, lorsque le calme est revenu et que le pays a timidement fait les premiers pas en direction d’une transition politique, il est apparu clairement que les décisions éthiques des forces armées tunisiennes, prises dans les coulisses, ont joué un rôle déterminant dans la décision de Ben Ali et ont contribué à éviter un désastre.
La chute rapide de Ben Ali a pris la majorité de la communauté internationale par surprise car la Tunisie était généralement perçue comme un pays stable et relativement riche. Toutefois, le mécontentement populaire s’était aggravé depuis plusieurs années en raison du manque d’emplois, de la corruption, des inégalités grandissantes et de la répression. Les tensions ont finalement atteint leur point culminant le 17 décembre 2010 lorsque Mohammed Bouazizi, vendeur des rues, s’est immolé par le feu en réaction au harcèlement des responsables locaux. Une vague de manifestations a rapidement déferlé sur l’ensemble de la Tunisie, notamment une grève observée par 90 pour cent des 8000 avocats tunisiens.
Ben Ali a déployé le redoutable Service de sécurité de l’État contre les manifestants. Également connue sous le nom de police secrète, cette institution fortement politisée dirigeait un vaste appareil qui assurait la sécurité du régime et était accusée par beaucoup d’abus de droits de l’Homme. D’autres éléments déployés pour réprimer les manifestations comprenaient la Police nationale, la Garde nationale et le Service de sécurité de la présidence, tous placés sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Selon les Nations Unies, au moins 300 personnes ont été tuées et 700 gravement blessées de décembre 2010 à janvier 2011, rappel que si la Tunisie est souvent considérée comme ayant eu une transition pacifique, la violence y a pourtant joué un rôle.
Refus d’un ordre contraire à l’éthique
Avec l’augmentation du nombre de morts, les affrontements entre forces de l’ordre et manifestants se sont intensifiés. La police et autres services de sécurité ont eu du mal à contenir les manifestations croissantes et Bel Ali a donné l’ordre aux militaires de venir en renfort. Mais le chef d’état-major, le général Rachi Anmar, a rejeté l’ordre de déploiement, insistant sur le fait que les militaires tunisiens ne s’affronteraient pas aux manifestants, décision appuyée par l’ensemble de l’état-major. Bien que l’ordre du président ait respecté la voie hiérarchique, le général Anmar l’a considéré comme contraire à l’éthique et non conforme aux valeurs militaires.
Depuis longtemps, les forces armées tunisiennes regardaient d’un œil sceptique les institutions de sécurité sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Le premier président de la Tunisie, Habib Bourguiba, avait maintenu l’armée en état de faiblesse et sous le contrôle de la Garde nationale, fortement politisée et mieux armée. Cette politique s’est poursuivie sous Ben Ali, qui a continué à sous équiper et sous financer l’armée pour protéger son régime des coups d’état militaires. A l’époque où il a été démis de ses fonctions, le budget du ministère de la Défense atteignait à peine la moitié de celui du ministère de l’Intérieur. Bien qu’ayant engendré un sentiment de méfiance entre l’armée et les autres institutions, cela a aussi permis à l’armée tunisienne d’avoir une grande autonomie institutionnelle.
Et c’est l’éthique de neutralité politique et de professionnalisme militaire qui a permis aux forces armées non seulement de refuser l’ordre de venir renforcer les autres forces de sécurité, mais aussi de se déployer dans le rôle de protection des civils. L’armée s’est positionnée entre les manifestants et la police et a même combattu les gardes présidentiels qui s’affrontaient aux manifestants à l’extérieur du palais.
Sécurisation de la transition
Du fait de ses actes, le commandement des forces armées jouissait d’une forte légitimité et popularité pour s’être rangée aux cotés des réformateurs après le départ de Ben Ali. Toutefois, le général Anmar a insisté sur le fait que l’armée resterait en dehors de la politique et continuerait de protéger les civils lors des négociations pour un gouvernement de transition représentatif. Le 23 novembre 2014, les Tunisiens ont voté à l’occasion de la première élection présidentielle libre et équitable depuis l’indépendance, en1956. Le pays poursuit ses progrès sur la voie de la démocratie et les militaires continuent d’être respectés en tant qu’institution professionnelle ayant joué un rôle clé dans la transition. De même, selon une récente étude sur les forces armées tunisiennes, les officiers qui ont depuis lors pris leur retraite ont affirmé leur profond respect pour le principe du contrôle de l’armée par les civils, ainsi que pour le concept de la démocratie.
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Une situation dangereuse au Burkina Faso
Le 16 septembre 2014, les enjeux auxquels le Burkina Faso s’est trouvé confronté étaient différents, mais les décisions prises par les cadres militaires ont également été fatidiques. De hauts gradés du Régiment de la Sécurité Présidentielle, la garde présidentielle d’élite du pays, sont entrés en force dans une réunion du Cabinet ministériel et ont arrêté le président par intérim, Michel Kafando, le premier ministre Isaac Zida et deux autres ministres. Cette action a plongé le pays dans la crise quelques semaines avant les élections qui devaient marquer la fin d’une fragile transition politique mise en place une année auparavant.
A l’instar de la Tunisie, le mécontentement couvait depuis des années. Et le 28 octobre 2014, lorsque le Parlement a siégé pour adopter un texte controversé qui aurait permis à Blaise Compaoré (au pouvoir depuis déjà 27 ans) de prolonger son mandat, des centaines de milliers de manifestants ont marché sur la capitale. Le lendemain, ils se sont rassemblés à des points stratégiques, notamment l’Assemblée nationale, le siège de l’armée, les bâtiments officiels et les carrefours de la capitale et de ses environs. A la fin de la journée, Compaoré avait donné sa démission et fui en exil, et après des mois de négociations, une nouvelle autorité de transition a été installée.
Une décision risquée mais décisive
La garde présidentielle faisait partie d’un vaste appareil de sécurité extrêmement loyal envers le régime. Elle était considérablement mieux équipée, entrainée et encadrée que le reste de l’armée du Burkina Faso et participait activement aux décisions politiques, rôle qu’elle n’était pas prête à abandonner. Comme dans le cas de la Tunisie, Compaoré s’est servi de la garde présidentielle d’élite pour contrebalancer les forces armées qu’il a maintenues en déploiement en dehors de la capitale. Comme en Tunisie, les forces armées du Burkina Faso avaient acquis un sens de l’intégrité institutionnelle indépendante des liens politiques avec le régime.
La tentative de coup d’état par la garde présidentielle aurait pu réussir si ce n’était pour une série de décisions clés prises par hauts cadres de l’armée. Quatre jours après l’entrée en force de la garde présidentielle dans la réunion du Cabinet, le chef d’état-major Pingrenoma Zagre a pris contact avec le responsable du coup d’état, Gilbert Diendere. Zagre a fait savoir qu’il espérait parvenir à éviter le conflit et promis de ne faire aucun mal à ceux qui se rendraient pacifiquement. Mais quand Diendere a dépassé la date fixée pour le désarmement, les unités de l’armée ont marché sur la capitale. Le 21 septembre 2014, elles sont entrées dans Ouagadougou, forçant les meneurs du coup à des négociations qui ont abouti à la libération du président par intérim, du premier ministre et d’autres hauts responsables. La voie était désormais ouverte pour des pourparlers diplomatiques exhaustifs menés par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.
Le sauvetage de la transition
Le 22 septembre, le gouvernement de transition a repris ses activités sous la protection de l’armée. Il a annoncé le démantèlement de la garde présidentielle, entamé une semaine plus tard par l’armée, mettant ainsi fin à l’ère d’une garde au pouvoir discrétionnaire. Le 29 novembre 2014, la population du Burkina est allée voter à l’occasion des premières élections démocratiques depuis la destitution de Compaoré, marquant ainsi une étape décisive dans la transition vers la gouvernance démocratique. Depuis lors, les forces armées se sont lancées dans une réforme exhaustive pour renforcer encore le professionnalisme, programme qui selon les cadres militaires incarne le slogan « rien ne sera plus comment avant », témoignage de l’appui apporté par l’armée à la réforme.
Enseignements
Ces deux exemples mettent en exergue le rôle que joue un leadership éthique dans les transitions démocratiques. Dans les deux cas, l’indépendance institutionnelle des militaires leur a permis de prendre leurs distances par rapport aux intentions partisanes du régime. En Tunisie, la volonté affichée par les chefs militaires de résister aux ordres considérés comme contraires à l’éthique a été un facteur crucial pour la retombée de la crise. Dans les deux cas, la vague de soutien populaire et le prestige dont ont bénéficié les militaires pour avoir pris le parti des réformateurs aurait pu inciter les dirigeants à prendre le pouvoir. Mais en résistant à de telles aspirations, ils ont gardé l’intégrité de leur institution et établi d’importants précédents de subordination des militaires au pouvoir civil.
Ressources complémentaires
- Emile Ouédraogo, “Pour la professionnalisation des forces armées en Afrique”, Papier de recherche N° 6, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, juillet 2014.
- Emile Ouédraogo, “Military Professionalism in Africa”, vidéo d’une interview, Centre d’études stratégiques de l’Afrique, septembre 2015.
- Dorina Bekoe, “Unloved but Unyielding: Burkina’s Presidential Guard Could Derail Transition”, IRIN News, 13 février 2015.
- Centre d’études stratégiques de l’Afrique, “Lorsque les dirigeants militaires font le choix de l’éthique professionnelle”, À la une, 28 octobre 2015.
- Sharan Grewal, “A Quiet Revolution: The Tunisian Military after Ben Ali”, Carnegie Endowment for International Peace, 24 février 2016.
- William Maclean, “Tunisia Army Pivotal to Ben Ali Ousting: reports”, Reuters, 17 janvier 2011
En plus: Burkina Faso la Tunisie leadership